Filière inversée, technostructure et application au nucléaire : la corruption en Loire Atlantique d’après le livre de D. Renault




La notion de filière inversée chez Galbraith :
La technostructure :
Application de cette thèse en Loire Atlantique à l’industrie du nucléaire :

Introduction :

Le capitalisme, la société industrielle ont déjà une longue histoire de plus de 250 ans environ. Au cours du temps ils se sont métamorphosés. Dans les Universités on enseigne que le capitalisme c’est d’abord la loi du marché or on sait depuis longtemps que cette loi coexiste avec d’autres principes comme celui d’éviter la concurrence (Braudel) ou bien de privilégier la puissance (Galbraith). La bourgeoisie étant la seule classe révolutionnaire ayant réussi sa révolution dans l’histoire et peut être la seule classe révolutionnaire (?) elle ne peut exister sans bouleverser constamment les moyens de production. Le résultat c’est l’essor d’un système de plus en plus technicien, mais aussi dominé par des entreprises de plus en plus grandes afin de pouvoir assurer les investissements nécessités par les nouvelles innovations. Le nucléaire, dans un pays comme la France, échappe quasi totalement à la concurrence et il est impulsé essentiellement par l’Etat tellement les coûts sont élevés et les bénéfices incertains. Mais cette taille oblige aussi à créer le besoin de cette industrie afin de la maintenir en vie, comme nous allons le découvrir en Loire-Atlantique, et tous les moyens sont bons.
Dans un premier temps nous examinerons le sens de « filière inversée », puis l’évolution du management et enfin son application à l’industrie du nucléaire en Loire-Atlantique.

1) La notion de filière inversée chez J.K. Galbraith :

Au printemps 1967, JK Galbraith édite « The New Industrial State ». Ce livre connaitra un grand succès puisque « le tirage des deux premières éditions (a atteint) quelques millions d’exemplaires publiés en vingt langues au moins, jusqu’en Union Soviétique, en Europe de l’Est et en Extrême-Orient ». Notons qu’il fut publié la même année que « La société du spectacle » de GE Debord. Même s’ils défendaient deux points de vue différents on peut trouver quelques similitudes entre l’analyse du système industriel où « le marché cède le pas à la planification » dans le but de « manœuvrer les consommateurs » afin « de combiner la sécurité d’un minimum de recettes avec la croissance » et la critique du productivisme, c’est à dire travailler pour produire plus pour maintenir un système, déjà présente chez GE Debord.

Mais que signifie la « filière inversée » ?

La notion de « filière inversée » se définit par rapport à la « filière classique ». Cette dernière c’est celle qui est enseignée dans les manuels d’économie politique où l’initiative appartiendrait aux consommateurs. Les possibilités de gagner plus ou moins d’argent sur le marché, en décidant d’acheter tel ou tel biens ou services, « sont le message que lance le marché aux entreprises de production. Celles-ci réagissent au message, donc, en dernière analyse, aux ordres du consommateur ». Mais il en va tout autrement dans la réalité pour Galbraith. En fait la grande entreprise moderne a les moyens d’exercer une action sur les prix auxquels elle vend comme sur ceux auxquels elle achète. Ce type d’entreprise recherche avant tout la croissance et surtout la stabilité pour plus de sécurité.
« Elle a également le moyen de manœuvrer le consommateur pour qu’il achète au prix dont elle est maîtresse ». Il en découle un essor de la planification (qui s’oppose au marché) au sein de l’entreprise. C’est elle qui met en œuvre les mesures pour modifier le comportement des consommateurs, contrôler ses propres marchés, et in fine modeler les attitudes sociales de ceux qu’apparamment elle sert. C’est ce qu’on appelle la « filière inversée ».
Cela étant, pour Galbraith, cette filière n’a pas remplacé la filière classique puisque seules les grandes entreprises seraient concernées par la filière inversée, en dehors de celles-ci c’est toujours la filière classique qui règne.
Pour assurer son fonctionnement s’est imposée une « technostructure ». Ses membres s’efforçant d’adapter les objectifs de l’entreprise aux leurs propres.

2) La technostructure :

La décision au sein de la grande entreprise moderne est produite non par des individus, mais par des groupes. La nécessité de recourir pour cette prise de décision au sein de l’entreprise industrielle moderne à de nombreuses personnes aurait trois origines principales :
les exigences techniques de l’industrie moderne, devenues complexes et dépassant les capacités d’un seul individu
la planification pour prévoir, notamment, à cause des investissements élevés dans la mise au point de technologies sophistiquées,
La nécessité de coordonner.
D’après Galbraith, la participation aux prises de décision n’est pas liée au rang qu’occupent les individus dans la hiérarchie formelle de l’entreprise. Car pour que les « grands chefs » prennent des décisions ils ont besoin d’informations, ce qui donne du pouvoir aux personnes les possédants. Le pouvoir est diffusé au sein de l’organisation, il est partagé au sein de l’entreprise dans une entité aux contours mal définis : Présidents, directeurs, les titulaires des autres principaux postes d’état-major, etc….mais aussi les personnes au contact des cols blancs et cols bleus, et même les syndicats.
En ce qui les concerne, Galbraith a remarqué que leur croissance s’est arrêtée depuis longtemps, de plus ils sont de moins en moins militants, car leurs intérêts convergent de plus en plus avec ceux de l’entreprise. Nous avons écrit ci-dessus que l’entreprise recherchait avant tout la sécurité et la croissance avant les profits à condition d’être au-dessus d’un minimum indispensable. En cas de grève, l’entreprise contrôlant les prix peut toujours les augmenter pour s’adapter aux concessions faites aux employés. L’entreprise peut aussi substituer des machines aux travailleurs.
Il s’ensuit que le syndicat née dans un contexte d’opposition entre employeurs et employés, voit son rôle diminuer avec la passation du pouvoir à la technostructure. La « lutte des classes » a tendance à s’apaiser car les employés obtiennent toujours plus, permettant aussi à l’entreprise de croître. Grâce aux machines on constate une substitution des cols bleus par des cols blancs et des machines qui ne se prêtent pas à l’organisation en syndicats. Résultat, les syndicats perdent en puissance notamment à cause de ce pour quoi ils ont combattu : la régulation de la demande globale en vue d’assurer aux travailleurs le plein emploi et un revenu réel plus élevé. Néanmoins ils perdurent même s’ils ont perdu en puissance de négociation, car ils ont aussi une utilité sociale et pour la firme. La médiation d’un syndicat permet un meilleur contrôle des conditions de travail, une meilleure gestion que si celles-ci devaient négocier au cas par cas. De plus, au niveau des branches elle permet une harmonisation des salaires évitant une disparité génante. On peut donc dire que les activités syndicales sont maintenant assujetties aux propres fins des entreprises.
In fine, « la distinction entre employeurs et employés, entre ceux qui prennent les décisions et ceux qui les exécutent, est estompée par l’armée des techniciens, des scientifiques, des concepteurs et autres spécialistes qui, à la fois, décident et exécutent, ou qui sont à la fois employeurs et employés. »
Dans ces lignes, même si le mot n’est pas prononcé on voir déjà apparaître les rapports de force (autour de la circulation de l’information) et surtout la corruption.

3) L’application de la filière inversée à l’industrie du nucléaire : Le nucléaire subventionné en régions, Damien Renault, ed. L’harmattan, 2021


D. Renault rappelle que Galbraith étend la filière inversée à la situation où l’Etat est acheteur.
C’est le cas des dépenses militaires qui représentent une adaptation de l’Etat aux besoins du système planificateur et de la technostructure.
« Dire que les impératifs des dépenses sont dictées uniquement par l’intérêt national et qu’ils sont sans rapport avec les besoins du système planificateur, c’est là une formule bien utile. Elle donne bon teint à des dépenses qu’il ne serait pas possible de défendre si elles étaient spécifiquement destinées à soutenir le système planificateur. »

Malgré leurs critiques des dépenses de l’Etat, les grandes firmes ne disent rien des dépenses faites pour la défense nationale.
Et pour cause ! Les crédits accordées par l’Etat qui servent à faire de la recherche constituent une rente sur laquelle on ne doit pas revenir.
Comme l’économie s’appuie sur la création de la consommation, elle ne peut consacrer beaucoup d’argent pour la recherche, d’où cet intérêt pour les dépenses militaires. Ces dépenses ont un retentissement au-delà du simple secteur militaire, dans toute l’économie.
Mais à la fin de sa vie Galbraith remit en cause cet « effet bénéfique » des recherches militaires pour le civil en prenant exemple de l’industrie nucléaire où au contraire ces recherches sont de plus en plus coupées des applications civiles, drainent des moyens importants qui n’ont « aucun impact positif sur la puissance de production de l’économie moderne ».
Il se trouve que nous rejetons l’économie inventée par la culture productiviste, sa puissance grandissante, nous pensons plutôt que ces dépenses militaires ne sont qu’un reflet de l’économie qui est de plus en plus destructrices (de la société et de la biosphère). Elles n’existent pas par hasard et pas uniquement suite à une simple adaptation de l’Etat aux besoins du système industriel, mais constituent un élément de ce système technicien.

Le nucléaire subventionné en régions :

Mais qu’en est-il du nucléaire en Loire Atlantique ? L’auteur se livre à un vibrant plaidoyer contre toutes les mesures mises en place pour aider les sociétés impliquées dans l’industrie nucléaire en pays de Loire.
Dans ce livre l’auteur explique comment l’Etat essaye de relancer une industrie nucléaire « moribonde » en ne respectant pas la règlementation, en particulier européenne, « malheureusement, cette industrie qui est devenue une féodalié économique, dispose encore d’un soutien politique conséquent dans un pays comme la France et est en mesure d’imposer ses vues, y compris à l’ASN censée la contrôler ».
Ci-dessous les moyens employés :
Des loyers au rabais
Des dépenses d’animation largement laissées à la charge du Conseil Régional
Le subventionnement à 100 % des dépenses d’hébergement et de R&D

1 – Des loyers au rabais :

D. Renault cite le cas de Technocampus océan, un batiment de 16 831 m2 de plancher « comprenant des bureaux, des ateliers, des laboratoires, des « espaces conviviaux » et un amphithéâtre. Il est situé sur la commune de Bouguenais en Loire-Atlantique. » Ce campus a été financé principalement par le Conseil Régional, puis loué. Pour la construction, des règles du régime d’aides (de l’Etat) n’a pas été respecté, et a largement dépassé les 15 % d’aide à l’investissement prévu par la RDI n° 520a/2007 du 16 juillet 2008….
En ce qui concerne les loyers, ils totalisent environ 3,3 % de l’investissement prévisionnel HT alors « que le loyer annuel normal » devrait être de 9,5 % du montant des investissements, baux avantageux au bénéfice de « mission radioprotection », « Dossier ICPE, étude d’impact et Atex -athmosphère explosive-, DCNS…., de plus les locaux « n’ont pas été mis à disposition des utilisateurs intéressés sur une base ouverte, transparente et non discriminatoire, mais réservée… » (p.61). In fine, la perte pour le Conseil Régional s’ élevera à 9 112 000 euros….au bout de 15 ans quand il cèdera le bien…Cette baisse des loyers a été demandée par le regroupement d’industriels travaillant dans l’industrie du nucléaire : EADS innovation, CETIM, Alsthom (devenu Chantiers de l’Atlantique), GE, Daher Aerospace.

Naval Group (ex-DCNS) « bénéficiaire de la majorité de la surface de Technocampus Ocean, est l’industriel majeur en France du naval de défense. C’est une entreprise de droit privé dont l’Etat est l’actionnaire majoritaire ». Parmi ses activités on trouve : la propulsion nucléaire SNA, SNLE, porte-avions nucléaires. « Naval Group adapte les SNLE existants aux nouveaux missiles M 51 et à leurs évolutions successives….en violation du Traité de Non prolifération qui interdit le perfectionnement des armes nucléaires ou « prolifération verticale » et auquel la France adhère.
On apprend aussi que Naval Group ne se diversifie vraiment que vers le nucléaire civil en confiant la sous traitance à Areva NP : EPR et réacteurs Jules Horowitz; projets de PRM (SMR) petits réacteurs modulaires….
Le versement de commissions et/ou de rétrocommissions aux intermédiaires par Naval Group, alors que c’est interdit par la loi, est dénoncé : affaire des frégates de Taiwan en 1991, l’affaire Karachi en 2002, etc…dans toutes ces affaires c’est le ministère de la défense qui décide ce qui peut être classifié (secret défense) ou non.

2- Des dépenses d’animation largement laissées à la charge du Conseil Régional :

Il s’agit de l’animation de « poles d’innovation ». Là encore non respect des règles européennes de la concurrence qui prévoient que ce type d’aide publique ne doit pas dépasser 50 % des coûts de l’animation. Or, « les subventions à l’animation du premier Technocampus (Composites) de 2009 à 2012 sont de 100 % et s’élèvent à 816 000 € »

3 – Le subventionnement à 100 % des dépenses d’hébergement et de R&D

D’après l’auteur, seule la recherche fondamentale peut être subventionnée à 100 % ce que ne sont pas les activités du CEA Tech. Cette entité est née d’une convention lancée par le Conseil Régional des Pays de Loire en 2013. Ce CEA Tech devant être hébergé à Technocampus se rajoute aux subventions pour l’hébergement à 100 % que nous avons évoqué ci-dessus. Technocampus c’est la Plateforme Régionale de Transfert Technologique (PRTT) dénomée CEA Tech.
Il met aussi le doigt sur une incompatibilité avec les règles européennes de l’aide d’Etat au CEA.
De plus on subodhore que le CEA en maintenant le flou sur l’argent octroyé à ses différentes activités (nucléaire, recherche fondamentale et recherche technologique) essaye de détourner des fonds destinés à la PRTT pour ses activités nucléaires qui ne sont pas des activités de recherche, comme rappelé dans un rapport de la Cour des Comptes de 2017.
De même on peut se demander s’il n’y a pas une certaine naïveté quand le rapport de la Cour des Comptes rappelle que « le retrait des entreprises inefficaces est une donnée normale du fonctionnement du marché », ciblant la société AREVA dont l’actionnaire principal est le CEA et affichant une grande confiance dans la loi du marché comme règle générale, alors que dans la réalité il en va tout à fait autrement comme déjà longuement expliqué dans ce texte.
Les résultats du CEA sont négatifs année après année et il ne survit que grâce aux aides de l’Etat.
« Le CEA pour l’essentiel de ses provisions nucléaires de long terme, n’est pas concerné par l’obligation de constitution d’actifs dédiés (…), ce qui reporte de fait les charges correspondantes sur les générations futures ». (Cour des Comptes 2020, p. 123
« Le Conseil Régional des Pays de Loire n’aurait pas dût octroyer toutes ces subventions à une entreprise bénéficiant déjà d’un accès illimité aux crédits de l’Etat pour ne pas être en difficulté et maison-mère d’une filiale à la gestion « scandaleuse » (Public Sénat, 2017), le tout formant un groupe très investi dans le nucléaire, secteur en déclin. »
Mais la fraude et la compromission du CEA ne s’arrête pas là, des crédits du Programme d’Investissement Avenir n’auraient jamais dû financer les réacteurs Astrid, Jules Horowitz par exemple. De même alors que le CEA n’est pas une PME, il reçoit des aides destinées aux PME, etc…
Bref, CEA, AREVA ce n’est qu’une suite d’échecs : filière UNGG, Superphénix, Astrid, filière d’enrichissement avec la diffusion gazeuse, SMR (projet Champlain) abandonné par le CEA en 1975 et nous n’évoquons pas les autres projets dans le renouvelable : four solaire d’Odeillo, pavillons solaires, etc….



Conclusion :

Sur la soi-disant « relance du nucléaire », dans les faits : L’express

« Cependant, dans l’ensemble, la relance promise peine à se matérialiser. Les études de design des gros réacteurs ne sont toujours pas terminées. Le plan de financement de ces installations se fait attendre. EDF a essuyé un revers embarrassant avec ses SMR. Et dans son dernier rapport, publié au mois de janvier, la Cour des comptes dresse un constat inquiétant. Selon elle, la filière n’est pas prête. Elle doit encore surmonter de nombreux défis. Les sages de la rue Cambon émettent notamment des réserves sur la rentabilité des futurs EPR. Peut-on vraiment parler de relance dans ses conditions ? »

Annexe : guerre en Ukraine et USA

Depuis 2022, le Congrès des Etats-Unis a validé cinq paquets d’aides financières et militaires à l’Ukraine pour un total de 175 milliards de dollars.
Mais seule une partie de cette somme, 106 milliards de dollars, a été allouée directement au gouvernement ukrainien : le reste a servi à financer des compagnies d’armement américaines. « Une grande partie de l’aide est dépensée aux Etats-Unis, pour payer les usines et les travailleurs américains qui produisent les diverses armes qui sont expédiées à l’Ukraine ou qui reconstituent les stocks d’armes américaines dans lesquels le Pentagone a puisé pendant la guerre », explique le Council on Foreign Relations, un centre de recherche américain sur les questions internationales.